https://youtu.be/MbTxZAmcgH4
EGMV : Bonjour Eva, et merci de nous accorder cette interview malgré tes multiples occupations. Nous sommes le jeudi 27 octobre 2011, au Parlement européen à Strasbourg où en tant que député européenne tu sièges cette semaine en session plénière. C’est au nom du comité préparatoire aux « Etats généraux pour un monde vivable » qui commencent dès ce soir que tu es aujourd’hui interviewée. Tout d’abord pourrais-tu nous donner les raisons qui t’avaient amenée à accepter notre invitation avant même d’être désignée par ton parti Europe Ecologie-Les Verts comme candidate à la présidentielle ?
Eva Joly : C’est parce que j’estimais que le sujet qui préoccupait les Etats Généraux pour un Monde Vivable étaient très importants, et que je souhaitais pouvoir y contribuer. Malheureusement l’agenda d’une candidate à la présidence de la République est tel que je suis amenée à faire des arbitrages très douloureux en ce qui concerne l’emploi de mon temps.
2. EGMV : Merci. Abordons maintenant le sujet sur lequel tu aurais dû intervenir devant le public des Etats généraux, et pour lequel tu nous semblais tout particulièrement qualifiée : « Le droit et la justice peuvent-ils rendre notre monde vivable ? ». Quelles remarques générales cette question t’inspire-t-elle ?
Eva Joly : C’est une question extraordinairement ancienne et difficile, le désir que le droit corresponde à la justice. Ce sont deux notions très différentes. La justice est une notion philosophique, une aspiration, or le droit c’est très concret, et nous savons depuis l’antiquité que ces notions ne se recouvrent pas. Chacun se souvient de la pièce d’Antigone, avec Créon qui lui interdit d’enterrer son frère, et Antigone qui dit « cela n’est pas la justice , et cela a beau être votre droit, roi Créon, moi j’enterre mon frère », et on voit bien les implications de cette différence. Aujourd’hui, en France, il est interdit d’aider les migrants. Est-ce que cela est juste ? La réponse est évidemment non. Et beaucoup de Français passent outre ce droit, pour faire ce qu’ils estiment juste. Donc c’est deux notions qui ne se recouvrent absolument pas.
3. EGMV : Penses-tu comme nous que le monde actuel n’est pas vraiment « vivable », en tout cas pas pour tout le monde, et qu’il risque de l’être de moins en moins pour de plus en plus de monde, si rien n’est fait ?
Eva Joly : Le monde actuel est devenu fou, notamment en ce qui concerne la répartition des richesses. C’est une conséquence de l’ultralibéralisme et on le voit dans le mouvement actuel aux Etats-Unis, ce qui est complètement inouï parce qu’on a pas l’habitude de voir des manifestants aller occuper Wall Street. Ils disent « nous sommes les 99% », et les traders répondent « nous sommes le 1% ». Et lorsqu’on sait que ce 1% là accapare 23% des revenus américains, on comprend qu’il y a une révolte. Et c’est la même situation entre les pays. Aujourd’hui il y a une trop grande concentration des richesses au détriment des pays du sud, et évidemment là, il y a un grand effort à faire pour rééquilibrer la répartition des ressources naturelles, la répartition de l’eau, et la protection des biens communs.
4. EGMV : Que peut-on faire pour changer la donne, et quelle part les institutions judiciaires pourraient-elles y prendre ? Comment changer le droit - national, européen, international - pour qu’il soit lui-même juste ?
Eva Joly : Vous savez, je pense que l’on surinvestit souvent ce que la justice peut faire. La justice est une institution qui fonctionne à l’intérieur d’un pays, et devrait participer à l’œuvre de justice, mais internationalement, l’action du droit, l’action de la justice est limitée par son emprise nationale, et par le fait qu’il n’y a pas de force mondiale, qu’il n’y a pas de gouvernement mondial. Donc ce que nous pouvons faire pour améliorer les situations de tension, la situation du monde, c’est par les opinions publiques, et c’est par la solidarité entre les citoyens.
5. EGMV : Lorsque tu étais magistrate, tu as instruit des affaires de corruption. Quelles mesures ou quelles lois faudrait-il prendre selon toi, en France, et plus largement en Europe, pour juguler ce fléau ?
Eva Joly : Ce que nous voyons, c’est que nous ne gagnons pas la guerre contre la corruption, nous ne gagnons pas la guerre contre le blanchiment. Aussi longtemps que nous ne comprenons pas que nous devons arrêter de tolérer les trous noirs de la finance que sont les paradis fiscaux, aussi longtemps que nous laissons subsister les paradis fiscaux, nous aurons des problèmes financiers en Europe. Il faut réaliser par exemple que les riches Grecs ne payent pas d’impôts et utilisent les paradis fiscaux pour cacher une grande partie de leurs revenus. On estime aujourd’hui que 200 milliards d’euros se trouvent en Suisse, qui appartiennent à des Grecs. Donc on voit bien que améliorer le système judiciaire grec est peut-être un petit pas, mais renverser la charge de la preuve de l’origine de sa fortune par exemple, et se mettre d’accord pour dire que les paradis fiscaux, c’est le centre de beaucoup de malheurs pour l’humanité, ce serait autrement plus efficace.
6. EGMV : Lutter contre les paradis fiscaux, c’est lutter contre l’opacité, contre la corruption et le blanchiment d’argent ?
Eva Joly : Oui.
7. EGMV : Si on regarde un autre sujet du droit international, comment libérer un peuple ou une population de l’oppression ou de la guerre ? Faut-il laisser commettre un génocide, comme à Srebrenitsa ou au Rwanda, ou bien intervenir militairement, comme en Libye avec les résultats qu’on sait ?
Eva Joly : Il est impossible de rester passif devant des dictateurs qui s’en prennent à leurs populations civiles comme nous le voyons beaucoup trop souvent, nous le voyons actuellement en Syrie par exemple, où il y a une résistance pacifique à un oppresseur clairement oppresseur, et on voit bien que la communauté internationale n’arrive même pas à condamner les actions qui se déroulent en Syrie, pour des raisons de géopolitique compliquées. L’idée est que nous devons intervenir, mais dans le cadre de l’ONU et pour protéger les populations civiles. C’est ça l’idée. C’est ça qu’était le mandat pour l’intervention en Libye, d’abord pour un certain nombre de pays (ensuite le mandat a été donné à l’OTAN) et on voit bien la difficulté qu’il y a partout, que ce soit en Afghanistan ou en Libye, de se tenir au mandat de l’ONU. Donc nous n’avons rien de mieux à proposer que l’encadrement par l’ONU des forces et rester concentré sur la protection des populations civiles.
8. EGMV : Mais qui peut faire respecter le droit international quand les Etats eux-mêmes ne le respectent pas ? Par exemple, les Etats-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France et la Chine ont ratifié le Traité de Non Prolifération nucléaire. L’article 6 leur impose de négocier et de réaliser l’élimination de leurs arsenaux nucléaires. Or, ils ne se sont pas une seule fois réunis pour entamer les négociations et même l’avis de la Cour Internationale de Justice donné à l’Onu le 8 juillet 1996, réaffirmant cette obligation, est resté lettre morte. Qui pourrait les contraindre, si l’Onu n’y parvient pas ?
Eva Joly : On voit bien là les limites du droit. C’est les forces en présence qui comptent. Donc pour faire respecter le traité de non-prolifération et l’obligation de désarmer, il faut que le pouvoir soit pris dans le pays signataire, pour le vouloir et pour conduire ce désarmement. Pour moi les élections de 2012 sont très importantes pour permettre à la France de sortir du nucléaire civil et pour prendre le leadership dans le désarmement nucléaire militaire. Donc il faut que les pays signataires de cette convention en aient la volonté politique et pour le moment aucun tribunal au monde ne peut les y contraindre.
9. EGMV : Tu es d’accord pour dire que notre stratégie n’a aucune cohérence et nous coûte une fortune en matière de nucléaire militaire, et que, comme l’a dit le général Lee Butler, qui aurait pu avoir à les utiliser, ces armes sont « fondamentalement dangereuses, extraordinairement coûteuses, militairement inefficaces, et moralement indéfendables », et donc que le gouvernement qui sortira des urnes en 2012 devrait consulter les citoyens pour connaître leur avis sur la question ?
Eva Joly : Je suis complètement d’accord avec cette analyse, d’ailleurs dans le budget alternatif que j’ai présenté il y a une quinzaine de jours, je mets comme recette 4 milliards que je prélève sur l’armement atomique ; j’en affecte 2 milliards pour l’armée conventionnelle pour aider à avoir des moyens de projection et 2 milliards servent à abonder mon budget pour d’autres objectifs. Donc je suis tout à fait d’accord pour dire que l’arme nucléaire est immorale, dangereuse, inefficace militairement et vous pouvez compter sur moi, si je suis élue présidente de la République, pour commencer les négociations de désarmement et pour initier un référendum sur le sujet.
10. EGMV : D’une façon générale, ne penses-tu pas que c’est effectivement un des moyens de faire respecter le droit et de faire prévaloir la justice, que de faire entendre la vox populi sur des questions d’une telle importance par un référendum ? Est-ce que tu ne crois pas que ça pourrait aussi valoir pour l’Europe, et qu’on pourrait imaginer que les Européens soient tous consultés en même temps sur la question du nucléaire, ou par exemple sur la question de la dette publique ?
Eva Joly : Le référendum est une façon importante pour l’opinion de pouvoir s’exprimer sur des sujets fondamentaux. Ils sont aussi dangereux, les référendums, nous le savons bien en France. Ca dépend à quel moment on les utilise. Je pense qu’un référendum juste après l’élection d’un nouveau président de la République, ça peut marcher, on resterait concentrés sur le sujet. Mais très vite, le référendum devient un oui ou un non à l’encontre de la personne qui recourt au référendum. Et c’est pourquoi par exemple en ce qui concerne la sortie du nucléaire civil, je veux que cela se fasse par une loi et non par un référendum. Par contre en ce qui concerne l’armement nucléaire, un référendum bien conduit peut lier le gouvernement actuel et le gouvernement futur, et le faire au niveau européen est une bonne idée car évidemment, les effets de l’arme nucléaire ne restent pas confinés à un seul pays. Mais se pose alors la question : « est-ce que tout les pays européens connaissent un référendum d’initiative populaire ? » et je crains que la réponse soit non.
11. EGMV : Pour terminer sur le sujet, et puisque tu reviens du Japon et de Fukushima, pourrais-tu nous dire ce qui t’a le plus frappé là-bas, et quelles leçons tu en tires pour nous ?
Eva Joly : Ce que j’ai vu à Fukushima où je me suis rendue, est terrible. Il s’agit d’une préfecture à vocation agricole, les paysages sont magnifiques, c’est vraiment le Japon tel qu’on l’imagine, avec les montagnes volcaniques très verdoyantes, avec les rivières au fond, avec les rizières, avec une industrie d’élevage importante. A Fukushima, on n’a évacué que dans un périmètre de 20 km. Aujourd’hui, il y a 1 million de personnes qui vivent dans une demi-lune autour de la centrale. La terre est très polluée et les autorités japonaises visent à la négation de cette pollution, de la dangerosité de cette pollution par le césium 134 et 137. La population s’intoxique doucement, mais comme il n’y a pas de conséquences immédiates et que cela à l’air très normal, les autorités japonaises n’arrêtent pas la culture, par exemple, dans cette préfecture. Et ma grande crainte, c’est que ces produits agricoles là vont être distribués dans tout le Japon. J’ai été très impressionnée par l’angoisse des parents qui doivent nourrir leurs enfants et qui ne savent plus comment faire pour trouver une nourriture qui n’est pas contaminée. Il est très important pour moi que la France prenne la décision de sortir du nucléaire, pour aider le peuple japonais à pouvoir aussi sortir du nucléaire. Et quand je vois que notre diplomatie tend à expliquer au peuple japonais que la France sait traiter l’eau salée contaminée, par exemple, cela va dans le mauvais sens. Aujourd’hui sur les 54 réacteurs japonais, il y en a 14 qui sont en service, et le Japon continue de vivre, ils ne sont pas revenus au Moyen-Age, tout tourne. Donc ce qu’il faut faire aujourd’hui, c’est aider le peuple japonais à ne pas redémarrer les centrales arrêtées.
EGMV : Merci beaucoup, Eva.
Eva Joly : Merci, et bon courage à vous, je vous souhaite de faire des travaux approfondis et qui nous aideront à avancer vers un monde meilleur.
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