En France, comme chaque fois qu’il est question de désarmement nucléaire, l’événement est passé inaperçu. On va peut-être en rire. On aurait tort. C’est on ne peut plus sérieux.
Le 24 avril dernier, la République des Iles Marshall a porté plainte devant la Cour Internationale de Justice contre les neuf Etats dotés d’armes nucléaires : Etats-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Israël, Inde, Pakistan, Corée du Nord. Pour non-respect de leurs obligations en matière de désarmement nucléaire. Neuf Etats, neuf plaintes, chacune appropriée au cas de l’Etat concerné. Plus une plainte "en interne" contre les Etats-Unis, devant la Cour fédérale de Californie. Chose remarquable : ce sont tous les Etats dotés d’armes nucléaires qui sont visés, pas seulement les cinq premiers, parties au Traité de Non Prolifération (TNP).
Ainsi, un petit Etat du Pacifique, composé d’une poussière d’atolls, d’îles et d’îlots, et comptant à peine plus de 60 000 habitants dispersés sur moins de 400 km2 (mais dans un espace plus grand que la France métropolitaine), se dresse contre neuf puissances représentant plusieurs milliards d’habitants, parce qu’elles menacent l’humanité de leurs bombes atomiques. Un Etat qui n’a acquis son indépendance et son statut de membre de l’ONU qu’en 1991.
Justement : des îles longtemps soumises à la tutelle des Etats-Unis, qui en profitèrent pour faire, sur des atolls comme Bikini ou Eniwetok, de nombreux essais nucléaires atmosphériques et sous-marins. Dont l’essai Castle Bravo du 1er mars 1954 - une bombe de 15 mégatonnes, mille fois plus puissante que celle d’Hirsohima, qui contamina mortellement des pêcheurs japonais et provoqua un mouvement de révolte mondial.
La puissance cumulée des 67 essais conduits aux Iles Marshall par les Etats-Unis de 1946 à 1958 équivaut à l’explosion d’une fois et demie la bombe d’Hiroshima chaque jour pendant douze ans ! La population locale a payé cher la contamination radioactive, et la République des Iles Marshall a de bien bonnes raisons de vouloir mener sur le terrain judiciaire le combat pour l’abolition des armes nucléaires.
C’est ce que rappelle David Krieger, le président de Nuclear Age Peace Foundation, l’ONG nord-américaine qui a apporté un soutien décisif à l’initiative des Iles Marshall. Leur ministre des Affaires étrangères, Tony de Brum, qui a assisté, enfant, à ces essais, l’a aussi rappelé le 28 avril dernier aux représentants des Etats membres du TNP réunis à New York au siège de l’ONU pour le Comité préparatoire à la prochaine conférence de révision du TNP, celle de 2015.
On peut faire confiance à ces deux David-là pour défier jusqu’à la victoire les neuf Goliath qui nous menacent tous. Car le 8 juillet 1996, la Cour Internationale de Justice avait rendu à l’ONU un avis consultatif aux termes duquel "il existe une obligation de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant au désarmement nucléaire dans tous ses aspects, sous un contrôle international strict et efficace". Cette fois-ci, il se pourrait bien que la Cour ne se contente plus de rappeler à l’ordre les Etats concernés, mais qu’elle les condamne pour de bon.
La Cour de La Haye prendra du temps pour rendre tous ses jugements, mais il n’est plus dit que les Etats nucléaires pourront indéfiniment bafouer leurs engagements en la matière. En particulier la France, qui au cours de ce comité préparatoire de New York, s’est une fois de plus montrée pour ce qu’elle est : la championne toutes catégories de l’hypocrisie, du double langage et de la mauvaise foi.
Peut-être même ces Etats seront-ils obligés d’être présents à Vienne fin 2014, lorsque s’y tiendra la 3e "Conférence sur les conséquences "humanitaires" des armes nucléaires", intergouvernementale et associative, alors qu’ils avaient esquivé les deux précédentes. Plus de 140 gouvernements étaient déjà représentés à celle de Nayarit, au Mexique. Avec l’initiative audacieuse et courageuse des Iles Marshall, les Etats non dotés d’armes nucléaires et la société civile internationale resserrent leur étau autour des Etats nucléaires, bandits de grand chemin.
Saintes, le 8 mai 2014
Jean-Marie Matagne, ACDN
David against Goliath : nine nuclear states, sued for the first time, risk being ordered to destroy their arsenals
Voir : Les armes nucléaires sont-elles autorisées par le droit international ?
Voir aussi : Désarmement nucléaire : le temps de l’audace est venu