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Big Brother a franchi la Manche en voiture


Publié le 26 janvier 2008

Le Royaume-Uni est à la pointe de la surveillance, tant urbaine que routière. Mais sa technologie a franchi le « Channel ». On est en train de nous « vendre » en France, sous couvert de faire la chasse aux véhicules volés, la présence de voitures de police ou de gendarmerie équipées sur leur toit d’une nouvelle espèce de "radar" (le mot a la cote, depuis qu’il épargne des vies sur les routes) capable d’identifier instantanément n’importe quel véhicule en scannant sa plaque d’immatriculation. Sans doute un dérivé de la machine « ANPR » dont il était déjà question en juin 2006 dans l’article du Monde reproduit ci-dessous.
Grâce à ceala, l’interpellation du conducteur et des occupants du véhicule peut s’effectuer « immédiatement et en douceur », nous dit-on.

Il est aussi question, c’est logique, de placer ces "radars" aux péages d’autoroute. Pourquoi pas sur toutes les routes, comme les radars chargés de contrôler (plus ou moins justement) les vitesses ? Il suffira alors à la police d’entrer dans un ordinateur le numéro d’immatriculation de n’importe quel citoyen possesseur d’un véhicule pour pouvoir le suivre à la trace dans ses déplacements, à son insu bien sûr, et l’interpeller « en douceur » à tout moment, si quelqu’un le décide en haut lieu (ou même dans un lieu de basses oeuvres, genre affaire Ben Barka).

Imaginez maintenant un coup d’Etat ou simplement une dérive autoritaire du régime politique - on est bien parti pour, depuis certaines "lois Sarkozy" qui autorisent pratiquement n’importe quelle perquisition, n’importe quelle surveillance clandestine par caméra, micro, écoute téléphonique, ou encore le prélèvement obligatoire et le fichage de l’ADN de n’importe quel citoyen. Tout sera prêt alors, en France comme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, pour neutraliser au plus vite les opposants politiques, les contestataires, les résistants virtuels. Aucune fuite possible. Ils sont déjà fichés, domiciliés, « logés ». Leurs déplacements seront désormais à la merci de cette surveillance mobile. Seuls les terroristes et autres criminels, les voleurs de voiture et autres délinquants, pourront échapper, au moins pour le temps de commettre un forfait, à cette traque généralisée. L’article ci-dessous évoquait quelques parades possibles, à vrai dire aléatoires et bricolées. Des criminels organisés ne manqueront pas d’en trouver d’autres, beaucoup plus efficaces. C’est pourtant eux qu’on dit vouloir viser.

Les « honnêtes citoyens », naturellement soucieux de récupérer leur voiture en cas de vol, ou de voir la criminalité réduite, ne manquent pas de s’en réjouir et de soutenir la mise en place de ces nouveaux moyens de contrôle, alors que ceux-ci permettront à Big Brother de placer tout le monde sous surveillance. Ils l’y obligeront même, le pauvre, puisque la condition pour pouvoir détecter des "déviants", c’est de les repérer parmi l’ensemble des "normaux".

Au XVIIIe siècle, Jeremy Bentham, ce philosophe utilitariste anglais contemporain de la Révolution française (The Panopticon, paru en 1787, est traduit en français en 1791 sur ordre de l’Assemblée nationale et distribué aux députés), rêvait de faire construire à Londres un « panoptique », un bâtiment pénitentiaire conçu pour surveiller ses occupants en permanence ou du moins leur faire croire qu’ils l’étaient, ce qui permettait de normaliser leurs comportements à moindres frais. Il dut y renoncer en 1813, mais son frère Samuel, le véritable inventeur de l’idée, avait réussi à en faire construire un en Russie en 1804. Ce type de bâtiment était dans l’esprit de Jeremy Bentham également transposable aux usines, aux casernes, aux hôpitaux, aux écoles...

Aujourd’hui le panoptique, encore illustré par la prison modèle de Cuba, n’a plus besoin d’être architectural. Fixe ou mobile, il est devenu électronique. C’est un système universel, une immense toile d’araignée tissée à l’échelle d’un pays, d’un continent, d’une planète. Du haut du ciel, les satellites de la NSA et autres agences d’Etats tant démocratiques que totalitaires, y travaillent en permanence. Sur terre, la "machine intelligente" ANPR (Automatic Number Plate Recognition) va elle aussi y contribuer. Elle a franchi la Manche : "on n’arrête pas le progrès", paraît-il.

Liberté, liberté chérie...


Le Monde - 15 juin 2006 - Comté de Staffordshire - Article de Yves Eudes (envoyé spécial)

Big Brother sur la route

Début juillet, grâce à un système informatique unique au monde, la police britannique pourra suivre à la trace les 30 millions de véhicules immatriculés en Grande-Bretagne et garder les trajets en mémoire

Vue de l’extérieur, la voiture de police du Constable Jeff Martin, garée devant le QG de la police routière du comté de Staffordshire, ressemble à toutes les autres. Mais lorsqu’on s’assied à l’intérieur, on découvre un équipement électronique ultra-sophistiqué : deux caméras numériques orientables fixées au plafond à l’avant et à l’arrière, un écran couleur tactile intégré au tableau de bord, un boîtier GPS, un clavier dépassant de la boîte à gants...
L’ensemble est piloté par un ordinateur logé dans le coffre, et relié au réseau informatique général de la police par un émetteur-récepteur audio-vidéo-data. Les caméras de Jeff Martin ne filment pas le paysage au hasard : ce sont des machines "intelligentes" dites ANPR (Automatic Number Plate Recognition, reconnaissance automatique des plaques d’immatriculation), programmées pour repérer tous les véhicules alentour, les prendre en photo, calculer leur emplacement par GPS, puis lire et traiter leurs numéros minéralogiques. Mise au point à l’origine pour établir des systèmes de péage électronique comme celui qui fonctionne à Londres depuis 2003, l’ANPR sert désormais à pourchasser les délinquants dans tout le pays.

Dès que Jeff Martin met le contact, les caméras se mettent à scanner une rangée de voitures garées dans le parking des visiteurs. Les photos défilent sur l’écran. Un rectangle jaune apparaît autour de chaque plaque d’immatriculation, puis une petite sonnerie se fait entendre, indiquant que le numéro a été lu et comparé au contenu de diverses bases de données : "Tout va bien, aucune voiture n’est signalée comme intéressante pour nos services." Bien qu’aucune infraction n’ait été constatée, le système a mémorisé toutes les photos, coordonnées GPS et numéros collectés sur le parking, et les a envoyés au centre informatique de la police du comté, où ils sont archivés, classés et tenus à disposition des policiers en cas de besoin.

Jeff Martin commence sa patrouille sur une voie rapide, suivi par un collègue en moto. Même quand il va très vite, ses caméras captent les plaques des voitures, camions, bus et motos roulant dans les deux sens, ou garés le long de la route. Soudain, au lieu de la sonnerie habituelle, l’ordinateur émet un jingle puissant, comme un bruitage de jeu vidéo.

Sur l’écran, à côté de la photo d’une Audi bleue, s’affiche un texte en rouge indiquant qu’elle est fichée pour défaut d’assurance. Jeff pose un doigt sur l’écran pour indiquer au système qu’il a bien lu le message, mais les alertes se succèdent : voitures sans vignette ou sans contrôle technique, propriétaire conduisant sans permis ou ayant oublié de payer une amende...

Chaque type d’infraction possède son propre jingle. Selon le cas, Jeff Martin peut décider d’intercepter lui-même le véhicule ou d’alerter par radio son collègue à moto. S’ils sont débordés, il peut aussi renoncer : "Les infractions non traitées ont été enregistrées, on s’en occupera plus tard."

Jeff Martin arrive à Stoke-on-Trent, la plus grande ville du comté et se dirige vers un quartier pauvre : "Ici, il y a beaucoup de chômage et de délinquance, les alertes vont pleuvoir." Au loin, deux jeunes Noirs occupés à charger des cartons dans une vieille Toyota s’immobilisent en voyant approcher la voiture de police : "Ces deux-là n’ont pas la conscience tranquille, mon sixième sens me dit que mon ANPR va sonner." Effectivement, quand il arrive à leur hauteur, un jingle spécial résonne dans sa voiture.

L’écran affiche une alerte provenant du service des renseignements de la police criminelle du comté, qui recense les personnes impliquées dans des affaires de vol, de drogue et de violence. La Toyota n’a ni assurance ni vignette, et surtout, elle a été repérée sur les lieux de deux délits graves, le 23 mai 2005 et le 1er janvier 2006 : "Je peux contacter par radio le NPC - Centre informatique national de la police - pour en savoir plus. Je peux aussi les contrôler pour leur problème de vignette et en profiter pour voir ce qu’ils sont en train de faire. L’ANPR est parfaite pour harceler les délinquants en voiture, leur rendre la vie impossible. Ces deux-là ne semblent pas activement recherchés en ce moment, je vais les laisser tranquilles, mais si demain j’apprends qu’un incident a eu lieu dans cette rue à cette heure-ci, je les retrouverai facilement."

L’autre tâche de Jeff Martin consiste à collecter des renseignements par des moyens classiques, pour enrichir les bases de données ANPR : " Par exemple, je croise un délinquant que je connais de vue, et je le vois monter dans une voiture neuve. Je note son numéro, et je tape ce renseignement sur l’ordinateur. Dans l’heure, toutes les brigades ANPR seront averties quand il passera dans leur secteur. Je peux aussi préciser si je souhaite qu’ils l’interceptent pour vérification, ou qu’ils se contentent de me prévenir de son passage. "

A ce jour, la police du Staffordshire possède cinq véhicules ANPR, et va bientôt en recevoir huit autres, ce qui permettra de quadriller nuit et jour les principaux axes du comté. En outre, elle installe discrètement des dizaines de caméras fixes dans des lieux stratégiques tels que carrefours, parkings, rues commerçantes, abords de bars et boîtes de nuit, zones industrielles, gares, aéroports, station-service, bretelles d’autoroutes...

La mise en place du réseau est coordonnée par le chef de la police routière du Staffordshire, Mme Vera Bloor. Dès qu’elle parle de l’ANPR, Mme Bloor déborde d’enthousiasme : "C’est un outil fabuleux, il a transformé notre mission et notre façon de travailler. L’analyse fine du trafic routier est devenue un élément central de la lutte contre toutes les formes de criminalité, y compris le terrorisme, l’extrémisme politique, la contrebande. Il est si puissant et si varié que de nouveaux usages sont inventés tous les jours."

L’ANPR permet aussi de travailler avec des renseignements partiels : "Si après un cambriolage, des témoins ont vu s’enfuir une Ford verte mais n’ont pas noté son numéro, nous demanderons au système de repérer toutes les Ford vertes en train de s’éloigner du lieu du crime, dans toutes les directions et de capter leurs numéros."

Mais la puissance suprême de l’ANPR réside dans sa capacité à remonter le cours du temps : "Nous demanderons au système de retrouver toutes les Ford vertes qui ont roulé en direction du lieu du cambriolage avant qu’il ait eu lieu. Nous saurons d’où elles venaient, et nous pourrons obtenir un listing de leurs déplacements antérieurs sur plusieurs mois." L’ANPR peut être efficace même en l’absence de tout renseignement : "Si nous avons trois viols commis par le même homme à une semaine d’intervalle dans trois quartiers de la ville, le système nous dira quelles voitures se trouvaient près du lieu du crime, à chaque fois, à l’heure dite."

L’ANPR sert aussi à retrouver des témoins : "Si un crime a lieu en pleine rue un mercredi à 16 heures, mais que personne ne vient témoigner, nous installons une caméra ANPR à cet endroit, et nous captons les plaques de tous les véhicules circulant dans cette rue chaque mercredi, vers 16 heures, pendant un mois. Nous repérons les voitures présentes plusieurs mercredis de suite, et nous interrogeons leurs conducteurs. Parmi eux, il y en a forcément un qui est passé au moment du crime, et qui a vu quelque chose."

Par ailleurs, la police sait que les gangsters voyagent souvent en convois de plusieurs voitures : par recoupements et analyses statistiques, l’ANPR peut donc identifier des "véhicules associés" roulant fréquemment à proximité d’une voiture déjà surveillée, et les mettre eux aussi sous surveillance préventive. Les policiers laissent même entendre que des informaticiens seraient en train d’inventer des logiciels ultrasecrets, qui permettent de modéliser les trajets des véhicules, et donc de prévoir leurs "trajets probables" à venir...

Malgré tout, Mme Bloor refuse de considérer l’ANPR comme un danger pour les libertés publiques : "Les gens honnêtes n’ont rien à craindre de la police britannique, et ils le savent." Au contraire, selon elle, le système permet de protéger les droits des justiciables : "Comme les analyses ADN, l’ANPR peut aussi être très efficace pour innocenter un suspect accusé à tort. Si je vous soupçonne d’avoir attaqué une bijouterie dans le centre-ville, et qu’à cette heure-là vous rouliez en voiture en banlieue, l’ANPR vous disculpera aussitôt."

Les policiers ont le sentiment d’avoir une longueur d’avance sur les délinquants, qui n’ont pas encore intégré la puissance de cet outil. Cela dit, Jeff Martin s’aperçoit que certains automobilistes prennent déjà des contre-mesures : "Ils rabotent la plaque pour qu’elle réfléchisse moins la lumière, ou espèrent tromper la machine en mettant du ruban adhésif sur une lettre, en plaçant une vis de fixation au milieu d’un chiffre. Parfois, on voit un automobiliste faire demi-tour brutalement : il a repéré la voiture ANPR arrêtée à un carrefour, avec la moto de poursuite à côté. Mais en général, les autres routes menant au carrefour sont aussi couvertes par nos caméras."

A peine rodé au niveau local, le système est à la veille d’une nouvelle révolution. A partir de juillet, toutes les brigades ANPR d’Angleterre et du Pays de Galles enverront en temps réel leurs photos et leurs relevés de plaques vers une base de données unique, baptisée National ANPR Data Centre, et située à Hendon, près de Londres. Ce nouveau fichier national centralisé ne se contentera pas de stocker les informations sur les voitures recherchées ou suspectes : il va archiver la totalité des relevés concernant tous les véhicules contrôlés au hasard.

Selon M. John Dean, coordonnateur du programme au sein de l’Association nationale des chefs de police (ACPO), le centre serveur est configuré pour stocker dès à présent 50 millions de relevés par jour, et plus tard 100 millions - ce qui représentera sans doute l’essentiel des déplacements des 30 millions de véhicules circulant en Grande-Bretagne : "Nous pourrons suivre à la trace une voiture suspecte à travers tout le pays, connaître dans le détail tous les déplacements d’un trafiquant ou d’un terroriste. Par ailleurs, nous retrouverons les voitures volées plus facilement : si une même plaque est relevée à Londres à 12 heures et à Manchester à 12 h 30, l’ordinateur comprendra qu’on ne peut pas faire ce trajet en une demi-heure, il en déduira que l’une des plaques est fausse et lancera une alerte (...). Pour les affaires intéressant la sécurité nationale, nous avons mis en place un système de marqueurs silencieux : les unités spéciales anticriminalité seront alertées, mais pas la police locale."

Cela dit, M. Dean reconnaît que la masse de petits délits constatés sera sans doute ingérable : "Environ 1 % des véhicules sont intéressants pour la police, mais nous estimons que, dans un premier temps, la police pourra intercepter seulement 10 % des automobilistes en infraction lors du premier signalement. Mais, pour nous, la collecte de renseignements est aussi importante que la répression. Nous connaîtrons bientôt la fréquence d’utilisation de tous les types de véhicules par profils de conducteurs : tranche d’âge, profession, niveau de revenus..."

En règle générale, les données contenues dans le National Data Centre seront à la disposition de la police pendant 90 jours, mais ce délai sera porté à deux ans pour les officiers enquêtant sur un délit grave, et à cinq ans dans les affaires de meurtre et de terrorisme. M. Dean affirme qu’ensuite les données seront détruites, mais il y a encore une exception : "Si un inculpé veut porter plainte contre la police pour arrestation arbitraire, il a sept ans pour se décider. Dans les cas litigieux, il faudra donc avoir accès aux données ANPR pendant tout ce temps."

La police n’est pas la seule à s’intéresser à l’ANPR. Comme presque toutes les villes britanniques, Stoke-on-Trent possède déjà un réseau très dense de caméras vidéo haute définition, manoeuvrables à distance et équipées de zooms pour surveiller nuit et jour les rues du centre-ville. A présent, la mairie souhaite le moderniser en le dotant du système ANPR.

Son responsable, M. Stuart Bryce, explique que les services municipaux collaboreront avec la police pour relever les infractions, et mèneront parallèlement leurs propres opérations : "L’ANPR est un fantastique outil de planification urbaine. Il nous servira à étudier en détail les trajets en voiture de tous les habitants, ce qui nous aidera à mieux gérer le trafic urbain et les parkings, à repenser les transports en commun et les infrastructures routières."

En plus de son réseau fixe, Stoke-on-Trent va acheter deux camionnettes ANPR, ainsi que des caméras mobiles sans fil, qui pourront être placées n’importe où, selon les besoins du moment.

M. Bryce n’a pas l’intention de s’arrêter là. Son réseau sera aussi doté du système ISAS (analyse intelligente des situations), capable de déceler automatiquement un comportement "anormal", et de lancer une alerte dans la salle de contrôle : "Grâce à de nouveaux logiciels, le système apprendra peu à peu à repérer une voiture qui zigzague, qui change d’allure brutalement, ou qui s’arrête dans un endroit dangereux."

Il pourra aussi signaler un camion dégageant trop de fumée, un piéton dans un tunnel ou un paquet abandonné sur un trottoir : "Quand un réseau de surveillance dépasse une certaine taille, les opérateurs sont submergés par le flot d’images. La seule solution est que les machines fassent preuve de discernement, et aident les humains à identifier les incidents. Dès lors, il n’y a plus de limites."


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