Cet avis semblant à première vue autoriser plusieurs lectures, il convient de l’examiner de plus près. C’est ce que nous nous proposons de faire ici.
On trouve cet avis de la CIJ sur son site Internet :
http://library.lawschool.cornell.edu/cijwww/cijwww/ccases/cunan/cunanframe.htm
Il a été publié en français aux éditions Economica.
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La Cour était composée de 14 juges. Elle avait été, le 19 décembre 1994, saisie par le secrétaire général de l’ONU (Boutros Boutros-Ghali) d’une « demande d’avis consultatif sur la légalité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires », en vertu de la résolution 49/75 K adoptée par l’Assemblée Générale de l’ONU le 15 décembre 1994. Cette résolution, qui dans ses attendus se prononçait clairement pour l’interdiction totale et l’abolition des armes nucléaires, avait été présentée par le mouvement des Pays non alignés à l’AG de l’ONU, qui l’avait adoptée par 78 voix contre 43 (dont celles de quatre des Etats dotés d’armes nucléaires, la Chine n’ayant pas pris part au vote) et 38 abstentions.
Le gouvernement français, dans son exposé écrit envoyé à la Cour le 20 juin 1995, en déduit qu’« on ne peut que constater que, l’Organisation des Nations Unies comprenant [à l’époque] 185 Etats membres, environ 40 % de ceux-ci seulement ont approuvé la résolution. » Il considère que « la résolution ne répond pas à un besoin de l’Assemblée générale mais n’est qu’un élément d’une campagne politique orchestrée », oubliant que lui-même s’était livré (comme les Etats-Unis et la Grande-Bretagne) à un intense lobbying auprès, notamment, des « clients » africains de la France. Et il demande à la Cour de ne pas donner suite à cette requête.
La résolution et la requête subséquente résultaient d’une campagne internationale intitulée « World Court Project » (projet de cour mondiale) lancée à Genève en mai 1992 par le Bureau International de la Paix, l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire, et l’International Association of Lawyers Against Nuclear Arms (IALANA), bientôt rejoints par d’autres ONG comme Greenpeace (et approuvés par la Croix Rouge). En novembre 1993, les pays non-alignés avaient déjà voulu saisir l’AG de l’ONU d’une question similaire : « Y a-t-il des circonstances dans lesquelles le droit international autorise la menace ou l’emploi d’armes nucléaires ? ». Mais la requête avait été abandonnée de peur notamment qu’elle ne se perde dans les sables de la procédure. Elle avait été précédée d’une autre requête introduite auprès de la CIJ en juin de la même année par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et formulée ainsi : "Compte tenu de leurs effets sur la santé et sur l’environnement, l’emploi d’armes nucléaires par un Etat en guerre ou engagé dans un conflit armé constituerait-il une rupture de ses obligations au regard du droit international, dont la constitution de l’OMS ?".
La Cour Internationale de Justice, après avoir siégé pendant des mois et recueilli, oralement ou par écrit, de nombreux avis, dont ceux de plusieurs dizaines d’Etats (majoritairement favorables à la condamnation des armes nucléaires), a fini par se déclarer compétente en la matière, ce qui représentait en soi une victoire des ONG et des Etats « abolitionnistes » sur les Etats nucléaires - au premier rang desquels la France. D’intenses débats ont eu lieu en son sein. Son avis final (plusieurs fois reporté) en porte trace, tant par l’ambiguïté du point 2E que par les « déclarations », « avis individuels » et « opinions dissidentes » que chacun des 14 juges a jugé bon de lui adjoindre.
(Certains de ces avis étant très longs, nous les citerons plus bas d’après le résumé qu’en donne le site :
http://library.lawschool.cornell.edu/cijwww/cijwww/cijhome.htm
En anglais, la question était ainsi formulée : « Is the threat or use of nuclear weapons in any circumstance permitted under international law ? ». En français : « Est-il permis en droit international de recourir à la menace ou à l’emploi d’armes nucléaires en toute circonstance ? ». Comme si la question était de savoir s’il existait des circonstances particulières dans lesquelles la liberté (supposée être la règle générale) d’employer ces armes se trouverait suspendue, alors qu’il s’agissait au contraire de savoir si le droit international ne permettait jamais d’utiliser ou de menacer d’utiliser ces armes.
On aurait sans doute pu traduire l’anglais autrement : « Est-il permis en droit international de recourir, en une circonstance quelconque, à la menace ou à l’emploi d’armes nucléaires ? » C’eût été plus clair, comme l’avait été la question posée par l’OMS. On aurait aussi pu formuler la question encore plus directement : « Le droit international interdit-il ou non l’emploi des armes nucléaires ou la menace de les employer, quelles que soient les circonstances ? » Les opposants à la saisine de la CIJ, tels que la France, ont fait de cette apparente "confusion" de la question un argument supplémentaire en faveur de son irrecevabilité. Sans succès au demeurant, puisque la CIJ a décidé de s’en saisir :
« La Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur les divergences possibles entre versions française et anglaise de la question posée. Celle-ci l’a été avec un objectif clair : déterminer ce qu’il en est de la licéité ou de l’illicéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires. »
Après un très long exposé des motifs (plus de 100 articles), la CIJ conclut ainsi, à l’article 105 :
« Par ces motifs,
LA COUR,
1) Par treize voix contre une (1),
Décide de donner suite à la demande d’avis consultatif ;
2) Répond de la manière suivante à la question posée par l’Assemblée générale :
A.A l’unanimité,
Ni le droit international coutumier ni le droit international conventionnel n’autorisent spécifiquement la menace ou l’emploi d’armes nucléaires ;
B. Par onze voix contre trois (2),
Ni le droit international coutumier ni le droit international conventionnel ne comportent d’interdiction complète et universelle de la menace ou de l’emploi des armes nucléaires en tant que telles ;
C. A l’unanimité,
Est illicite la menace ou l’emploi de la force au moyen d’armes nucléaires qui serait contraire à l’article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies et qui ne satisferait pas à toutes les prescriptions de son article 51 ;
D. A l’unanimité,
La menace ou l’emploi d’armes nucléaires devrait aussi être compatible avec les exigences du droit international applicable dans les conflits armés, spécialement celles des principes et règles du droit international humanitaire, ainsi qu’avec les obligations particulières en vertu des traités et autres engagements qui ont expressément trait aux armes nucléaires ;
E. Par sept voix contre sept, par la voix prépondérante du Président (3),
Il ressort des exigences susmentionnées que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait généralement contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés, et spécialement aux principes et règles du droit humanitaire ;
Au vu de l’état actuel du droit international, ainsi que des éléments de fait dont elle dispose, la Cour ne peut cependant conclure de façon définitive que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d’un Etat serait en cause ;
F. A l’unanimité,
Il existe une obligation de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant au désarmement nucléaire dans tous ses aspects, sous un contrôle international strict et efficace. »
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Cet avis a donné lieu à de nombreux commentaires juridiques. Citons par exemple celui de Manfred Mohr, docteur en droit, professeur de droit international et expert en droit international humanitaire, exposé dans la Revue internationale de la Croix-Rouge no 823, p.99-109 (28-02-1997). On le trouve partiellement reproduit sur le site de la Croix Rouge :
http://www.icrc.org/Web/fre/sitefre0.nsf/iwpList514/025CC8383F0C3FE2C1256C75004200FB
En voici les extraits les plus significatifs :
« L’avis mesure, dans sa partie principale, l’emploi ou la menace d’armes nucléaires à la lumière des principes et des règles du droit international humanitaire. Sont déclarés principes fondamentaux de ce droit :
1) la protection de la population civile et des objets civils, ainsi que la distinction entre combattants et non-combattants ;
2) la nécessité d’éviter des maux superflus et le fait que les États n’ont pas un droit illimité de choisir les armes qu’ils emploient.
(...) Après avoir établi l’applicabilité de ces principes, la CIJ en arrive aux conclusions « en deux parties », et à mon avis contradictoires, selon lesquelles :
1) compte tenu des « caractéristiques uniques » mentionnées plus haut, l’emploi d’armes nucléaires n’est guère compatible avec les exigences du droit international humanitaire ;
2) néanmoins, la Cour n’est pas en mesure d’établir avec certitude si l’emploi d’armes nucléaires est contraire, en toute circonstance, au droit international humanitaire. Il existe au demeurant un droit de l’État à la survie, le droit à la légitime défense, ainsi qu’une politique de dissuasion à laquelle une partie de la communauté internationale adhère depuis des années.
(...) La Cour arrive donc à la conclusion essentielle que l’emploi et la menace d’emploi d’armes nucléaires sont généralement illicites au regard du droit international humanitaire, tout en se ménageant une porte de sortie en cas de menace contre la survie d’un État. Cette décision a été adoptée de justesse, par sept voix contre sept, avec la voix dite « prépondérante » du président. Il convient toutefois de noter que trois juges se sont (formellement) opposés à toute justification éventuelle de l’emploi d’armes nucléaires. Les « véritables » oppositions ont seulement été émises par les juges des trois puissances nucléaires que sont les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. »
Mais comme le fait remarquer Manfred Mohr :
« Nul ne songerait à autoriser l’emploi des gaz toxiques lorsque les « intérêts vitaux en matière de sécurité » ou la « survie » d’un État sont en jeu. Nous sommes toujours plus ou moins en présence d’une telle situation d’exception lorsqu’il y a agression armée, et donc, droit de légitime défense, et plus encore lorsque se pose la question de l’emploi (légitime) d’armes nucléaires. C’est justement si un État souhaite survivre, qu’il ferait mieux de ne pas recourir aux armes nucléaires ! »
(Voir, à propos du caractère absurde de la dissuasion nucléaire : En finir avec la terreur nucléaire )
La conclusion de Manfred Mohr, datant de 1997, semblait donc pertinente :
« En dépit de certaines faiblesses et contradictions, l’avis consultatif de la CIJ du 8 juillet 1996 est une victoire pour la « règle de droit » dans les relations internationales. Une réponse juridique est donnée à l’une des questions politiques et juridiques les plus brûlantes de notre époque, à savoir : l’emploi d’armes nucléaires est-il licite ? Et cette réponse, pour l’essentiel, est non. Si les avis de la CIJ n’ont pas force contraignante, ils jouissent cependant d’une grande autorité. Par sa position dynamique, cet avis s’inscrit dans une série d’avis antérieurs « célèbres » de la Cour, qui ont eu une influence cruciale sur l’évolution du droit international. »
De fait, les partisans de l’abolition des armes nucléaires (ONG ou Etats) se sont référés depuis, constamment, à cet avis de la CIJ. Ils en ont célébré le 10e anniversaire en juillet 2006, tout en regrettant que cet avis n’ait pas été suivi d’effets concrets, c’est-à-dire de progrès juridiques dans la condamnation explicite et totale des armes nucléaires, et surtout, d’une mise en œuvre effective, (ou d’un début de mise en œuvre...), par les Etats concernés c’est-à-dire nucléaires, de cette « obligation de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant au désarmement nucléaire dans tous ses aspects, sous un contrôle international strict et efficace » - conclusion ultime sur laquelle la CIJ s’était prononcée à l’unanimité et qui par conséquent ne souffre aucune discussion. Mais la politique des puissances nucléaires a ses raisons, qui ne connaissent ni les raisons du droit, ni la raison humaine.
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Il est vrai que le point 2E, 2e alinéa, a été et continue d’être invoqué par la France (entre autres Etats nucléaires) pour dire que la Cour n’a pas condamné la dissuasion nucléaire. Le juge français Guillaume le soulignait déjà dans son « avis individuel » :
« (...) M. Guillaume souligne que ni la Charte des Nations Unies, ni aucune règle conventionnelle ou coutumière ne saurait porter atteinte au droit naturel de légitime défense reconnu par l’article 51 de la Charte. Il en déduit que le droit international ne peut priver un Etat du droit de recourir à l’arme nucléaire si ce recours constitue l’ultime moyen par lequel il peut assurer sa survie.
« Il regrette que la Cour ne l’ait pas reconnu explicitement, mais souligne qu’elle l’a fait implicitement. Elle a certes conclu qu’elle ne pouvait, dans ces circonstances extrêmes, conclure de façon définitive à la licéité ou à l’illicéité des armes nucléaires. Elle a estimé en d’autres termes qu’en pareilles circonstances, le droit ne fournit aucun guide aux Etats. Mais si le droit est muet dans ce cas, les Etats, dans l’exercice de leur souveraineté, demeurent libres d’agir comme ils l’entendent.
« Dès lors il résulte implicitement, mais nécessairement du paragraphe 2 E de l’avis de la Cour, que les Etats peuvent recourir à « la menace ou à l’emploi des armes nucléaires dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d’un Etat serait en cause ». En reconnaissant un tel droit, la Cour a reconnu par là-même la licéité des politiques de dissuasion. »
Cette interprétation est tendancieuse. En fait, dans cet avis consultatif (non décisoire) pour lequel elle s’était déclarée compétente à 13 voix contre 1, la Cour a majoritairement estimé qu’elle n’était pas sollicitée pour trancher la question, mais seulement pour dire si au regard du droit international existant, l’emploi ou la menace d’emploi des armes nucléaires était licite ou illicite.
Ainsi, selon le juge Vereshchetin, « on ne saurait reprocher à la Cour de faire preuve d’indécision ou de se dérober lorsque le droit sur lequel il lui est demandé de se prononcer est lui-même indécis... l’avis rend compte de manière adéquate de la situation juridique actuelle et fait ressortir les moyens les plus appropriés de mettre fin à l’existence de « zones grises » dans le statut juridique des armes nucléaires. »
Pour bien interpréter cet avis, il faut donc se référer à la déclaration de son Président, M. Bedjaoui :
« Après avoir signalé que le paragraphe E du dispositif a été adopté par sept voix contre sept, avec la voix prépondérante du Président, M. Bedjaoui a souligné d’emblée que c’est avec une grande minutie et le sens aigu de ses responsabilités que la Cour a procédé à l’examen de tous les aspects de la question complexe posée par l’Assemblée générale. Il indique que la Cour a toutefois dû constater qu’en l’état actuel du droit international, c’est malheureusement là une question à laquelle la Cour n’a pas été en mesure de donner une réponse claire. Il pense que l’avis ainsi rendu a au moins le mérite de signaler les imperfections du droit international et d’inviter les Etats à les corriger.
« M. Bedjaoui indique que l’incapacité de la Cour d’aller au delà ne saurait « en aucune manière être interprétée comme une porte entrouverte par celle-ci à la reconnaissance de la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires ». Selon lui, la Cour ne fait que prendre acte de l’existence d’une incertitude juridique. Après avoir fait observer que le vote des membres de la Cour sur le paragraphe E du dispositif ne reflète pas un clivage géographique, il explique les raisons qui l’ont amené à adhérer au prononcé de la Cour.
« A cet effet, il souligne en premier lieu le caractère particulièrement exigeant du droit humanitaire et la vocation de celui-ci à s’appliquer en toutes circonstances. De manière plus spécifique, il conclut que « L’arme nucléaire, arme aveugle, déstabilise donc par nature le droit humanitaire, droit du discernement dans l’utilisation des armes. L’arme nucléaire, mal absolu, déstabilise le droit humanitaire en tant que droit du moindre mal. Ainsi l’existence même de l’arme nucléaire constitue un grand défi à l’existence même du droit humanitaire, sans compter les effets à long terme dommageables pour l’environnement humain dans le respect duquel le droit à la vie peut s’exercer.
« M. Bedjaoui estime que « la légitime défense - fût-elle exercée dans des conditions extrêmes mettant en cause la survie même d’un Etat - ne peut engendrer une situation dans laquelle un Etat s’exonérerait lui-même du respect des normes « intransgressibles » du droit international humanitaire ». Selon lui, on ferait preuve d’imprudence en plaçant sans hésitation la survie d’un Etat au dessus de la survie de l’humanité elle-même.
« L’objectif ultime de toute action dans le domaine des armes nucléaires étant le désarmement nucléaire, M. Bedjaoui insiste finalement sur l’importance de l’obligation de négocier de bonne foi un désarmement nucléaire, que la Cour a d’ailleurs reconnue. Il estime pour sa part possible d’aller au delà des conclusions de la Cour en la matière et de soutenir "qu’il existe en réalité une double obligation générale, opposable erga omnes, de négocier de bonne foi et de parvenir au résultat recherché" ; en d’autres termes, eu égard à l’unanimité, au moins formelle, dont elle fait l’objet, cette obligation possède désormais selon lui une valeur coutumière. »
La Cour aurait sans doute pu aller plus loin.
C’est l’avis du juge Shi, selon qui « la "dissuasion nucléaire" est une politique que certains Etats dotés d’armes nucléaires, appuyés par les Etats qui ont accepté la protection de leur parapluie nucléaire, ont adoptée dans leurs relations avec d’autres Etats. Cette pratique relève de la politique internationale et n’a pas de valeur juridique du point de vue de la formation d’une règle coutumière interdisant l’emploi des armes nucléaires ».
Ou celui du juge Koroma :
« M. Koroma regrette que la Cour ne soit pas allée jusqu’au bout de ses prononcés normatifs et qu’elle ne soit pas arrivée à la conclusion inévitable qu’il est impossible d’envisager des circonstances dans lesquelles l’emploi des armes nucléaires au cours d’un conflit armé ne soit pas illicite, vu les caractéristiques notoires de ces armes. Une telle conclusion aurait permis à la Cour, gardienne de la légalité du système des Nations Unies, d’apporter une contribution très précieuse à ce qui a été décrit comme la question la plus importante du droit international qui se pose aujourd’hui à l’humanité. »
La Cour ne l’ayant pas fait, les arguments qui permettent « d’aller au-delà des conclusions de la Cour », comme le dit son président lui-même, ont été développés avec vigueur par plusieurs juges, dont le juge Weeramantry.
Le juge Weeramantry poursuit aujourd’hui son combat avec une énergie et une constance admirables, comme en ont témoigné ses interventions pendant le Forum Mondial pour la Paix (Vancouver, 23-29 juin 2006). Laissons-lui la parole : ses arguments montrent bien en quoi les Etats nucléaires constituent un "club suicidaire" - et leurs dirigeants une secte préparant un suicide collectif, qui mettra fin à toute espèce de droit.
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Opinion dissidente de M. Weeramantry
« L’opinion de M. Weeramantry est fondée sur la proposition que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires est illicite en toutes circonstances quelles qu’elles soient. La menace ou l’emploi d’armes nucléaires violent en effet les principes fondamentaux du droit international et constituent la négation même des soucis humanitaires du droit humanitaire. Ils vont à l’encontre du droit conventionnel, et en particulier du protocole de Genève de 1925 interdisant l’emploi de gaz et de l’article 23 a) du règlement de La Haye de 1907. Ils sont contraires au principe fondamental de la valeur et de la dignité de la personne humaine sur lequel repose le droit. Ils mettent en danger l’environnement d’une manière qui compromet la vie entière sur la planète.
« M. Weeramantry a regretté que la Cour ne se prononce pas directement et catégoriquement ainsi.
« Certaines parties de l’avis de la Cour sont cependant utiles, dans la mesure où il y est expressément confirmé que les armes nucléaires sont soumises à des limites découlant de la Charte des Nations Unies, des principes généraux du droit international, des principes du droit humanitaire international et de toute une gamme d’obligations conventionnelles. Il s’agit là de la première déclaration judiciaire internationale en ce sens, à laquelle il sera possible d’apporter des précisions à l’avenir.
« Dans son opinion dissidente, M. Weeramantry explique que, depuis l’époque d’Henri Dunant, le droit humanitaire s’est inspiré d’une perception réaliste des horreurs de la guerre ainsi que de la nécessité de les restreindre conformément aux impératifs de la conscience de l’humanité. Les armes nucléaires ont indéfiniment multiplié les horreurs de la guerre classique. Il est doublement clair aujourd’hui que les principes du droit humanitaire régissent cette situation.
« M. Weeramantry examine de manière assez détaillée les horreurs de la guerre nucléaire, fait ressortir le caractère singulier que revêtent à bien des égards les armes nucléaires, même parmi les armes de destruction massive, en raison des atteintes qu’elles portent à la santé de l’homme et à l’environnement, ainsi que de la manière dont elles détruisent toutes les valeurs de l’humanité.
« Les armes nucléaires sèment la mort et la destruction ; provoquent cancers, leucémie, chéloïdes et des maux analogues ; causent des troubles gastro-intestinaux, cardio-vasculaires et des maux analogues ; continuent de provoquer, des décennies après leur emploi, les problèmes de santé susmentionnés ; portent atteinte aux droits à l’environnement des générations à venir ; engendrent tares, retard mental et lésions génétiques ; sont potentiellement susceptibles de provoquer un hiver nucléaire ; contaminent et détruisent la chaîne alimentaire ; mettent en péril les écosystèmes ; produisent des niveaux de chaleur et d’explosion mortels, produisent des radiations et des retombées radioactives ; provoquent de brutales impulsions électromagnétiques ; entraînent une désintégration sociale ; mettent en péril toute l’humanité ; menacent la survie du genre humain ; dévastent toute culture ; ont des effets sur des milliers d’années ; menacent toute vie sur la planète ; portent irrémédiablement atteinte aux droits des générations futures ; exterminent des populations civiles ; causent des dommages à des Etats voisins ; provoquent stress psychologique et syndromes de peur - comme aucune autre arme n’a jamais fait.
« S’il est vrai qu’il n’existe aucun traité ni aucune règle juridique interdisant expressément les armes nucléaires en tant que telles, de multiples principes de droit international, et en particulier de droit humanitaire international, ne laissent aucun doute quant à l’illicéité des armes nucléaire, quand on considère leurs effets connus.
« Parmi ces principes figurent l’interdiction de causer des souffrances superflues ; le principe de proportionnalité ; le principe établissant une distinction entre combattants et civils ; le principe interdisant de causer des dommages à des Etats neutres ; l’interdiction de causer des dommages graves et durables à l’environnement ; l’interdiction du génocide ; et les principes de base du droit relatif aux droits de l’homme.
« En outre, des dispositions conventionnelles spécifiques du protocole de Genève interdisant l’emploi de gaz (1925) et du règlement de La Haye (1907) sont clairement applicables aux armes nucléaires puisqu’elles interdisent l’utilisation de poisons. Les radiations relèvent directement de cette catégorie et l’interdiction de l’utilisation de poisons est certes une des plus vieilles règles des lois de la guerre.
« Dans son opinion dissidente, M. Weeramantry appelle également l’attention sur les origines anciennes et multi culturelles des lois de la guerre, et sur le fait que les règles de base correspondantes sont reconnues dans les traditions culturelles hindoues, bouddhistes, chinoises, juives, islamiques, africaines, ainsi que dans la culture moderne européenne. En tant que telles, les règles humanitaires de la guerre ne doivent pas être considérées comme un sentiment nouveau inventé au XIXe siècle ni comme reposant si faiblement sur les traditions universelles qu’elles peuvent être facilement écartées.
« M. Weeramantry souligne aussi qu’il ne saurait y avoir deux catégories de lois de la guerre applicables simultanément au même conflit, selon qu’il s’agit d’armes classiques ou d’armes nucléaires.
« L’analyse de M. Weeramantry comprend des considérations philosophiques et montre qu’aucun système juridique crédible ne saurait comporter une règle légitimant un acte susceptible de détruire la civilisation entière dont ce système juridique fait précisément partie. La doctrine moderne montre qu’une règle de cette nature, qui pourrait trouver sa place dans le règlement d’un club suicidaire, ne saurait figurer dans aucun système juridique raisonnable - et le droit international constitue avant tout un tel système.
« M. Weeramantry conclut son opinion en se référant à l’appel du manifeste Russell-Einstein consistant à se rappeler son humanité et oublier le reste, en dehors duquel se pose le risque d’une hécatombe universelle. A cet égard, M. Weeramantry souligne que le droit international dispose de la gamme nécessaire de principes et pourrait considérablement contribuer à dissiper l’ombre du champignon nucléaire et à annoncer un nouvel âge radieux dénucléarisé.
« La Cour aurait donc dû répondre à la question posée d’une manière claire, convaincante et catégorique. »
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En ce qui concerne plus spécifiquement la France, même si l’on s’en tient à cet avis de la CIJ, trop "timide" et datant de 1996, on peut affirmer qu’elle l’enfreint sans aucun doute sur au moins deux points :
elle ne respecte pas l’obligation (édictée par l’article VI du TNP et par l’avis de la CIJ, dernier point) de négocier le désarmement nucléaire, puisqu’elle renvoie aux calendes grecques le moment de s’asseoir à une table de négociations et développe, "en attendant Godot", de nouvelles armes nucléaires ;
sa nouvelle doctrine d’emploi des armes nucléaires, telle que l’a définie le président Chirac dans son discours du 19 janvier 2006, tombe totalement en dehors des cas de "légitime défense" et de "survie d’un Etat", eux-mêmes envisagés avec la plus extrême circonspection par la Cour Internationale de Justice.
Cette politique est donc bien illégale au regard du droit international.
Le 28 septembre 2006,
Jean-Marie Matagne (ACDN)