Si elle devait se confirmer, ce qu’à Dieu ne plaise (mais Dieu semble hors compétition), cette vente représenterait le summum de la bêtise et de la tartuferie.
Premier point. Le Rafale a beau être « un bijou de technologie », un modèle de « savoir-faire français », et sûrement « le fleuron de l’ingénierie aéronautique », c’est avant tout un chasseur-bombardier capable de tout faire, y compris de larguer des missiles atomiques puisqu’il forme déjà un escadron français destiné à cette fin, et bientôt deux. C’est une machine à tuer, détruire, massacrer. Il y a des gens, en France, qui gagnent leur croûte, assez grassement d’ailleurs (1), et celle de leurs enfants à fabriquer de tels engins... Mesurent-ils bien que ces merveilleux appareils pourront servir à massacrer (loin de chez nous, il est vrai) des enfants, voire des « parents innocents » - si tant est qu’on puisse être « innocent » quand on habite le pays ennemi d’un pays ami ou du moins, d’un client de la France ! Sans doute se disent-ils qu’ils font « du beau travail pour la défense de la Nation »... Et voilà qu’en plus, avec cette vente inespérée aux Indiens, « les Dassault » vont contribuer à « améliorer la balance commerciale de la France »... Cocorico ! Tant pis, donc, si ce bijou sert un jour à massacrer des foules pakistanaises. Les Mirage loués à Saddam Hussein, pilotés par des pilotes irakiens formés en France, ont bien servi en 1988 à larguer du gaz sarin sur les Kurdes d’Irak. A Halabja ils firent 5000 victimes instantanées, hommes, femmes, enfants, vieillards, transformant les rues en charniers dignes d’Auschwitz. Miracle de la technologie française !
Deuxième point. Les Indiens roulent sur l’or, c’est connu. Certes, tout le monde n’est pas le patron d’Arcelor Mittal. Tout le monde n’est pas à la tête d’une start-up. Il y a quelques dizaines de millions d’intouchables et des enfants qui glanent leur survie dans les ordures. Mais à part ça, tout va très bien, Mère Thérésa. Donc, l’Etat indien doit pouvoir débourser 12 milliards d’Euros pour acheter des avions de combat - et même bien davantage puisque le transfert de technologie qui fait partie du paquet-cadeau lui permettra d’assembler sur place 108 des 126 Rafale. Ce qui implique un budget très largement supérieur aux 12 milliards encaissés par Dassault - un budget au chiffrage inconnu. Tout cela servira à créer des emplois, ici, là-bas. Ce n’est donc pas du militaire, c’est du social. C’est ce qu’on appelle « de l’aide au développement ». Pour un peu, avec cette vente la France verse dans l’humanitaire.
Troisième point. 126 Rafale, ce n’est pas de la roupie de sansonnet. C’est plus que ce dont dispose la France. Evidemment, le Pakistan voisin, qui a déjà connu trois guerres avec l’Inde et faillit en connaître une quatrième, nucléaire celle-là, au printemps 2003, et qui reste en bisbille avec l’Inde à propos du Cachemire et sur fond de conflits religieux, verra dans cet achat un déséquilibre flagrant du rapport des forces. Il le dénoncera, puis voudra s’équiper lui aussi de chasseurs-bombardiers, afin de faire face à la menace indienne. Se tournera-t-il vers les Etats-Unis, la Russie, l’Europe... la France ? Dans ce dernier cas, ce serait bonne affaire pour Dassault, qui fournirait les deux camps. Mais dans tous les cas, la course aux armements repartira de plus belle en Asie du sud. Une contribution de la France à la paix dans le monde.
Dernier point. Du strict point de vue de « l’intérêt national », vendre des armes à l’étranger, qui plus est avec la technologie servant à les fabriquer, c’est vendre la corde pour se faire pendre. Un allié ou un ami d’aujourd’hui peut toujours devenir un adversaire ou un ennemi de demain et retourner ses armes contre vous. Ce fut par exemple le cas pendant la guerre des Malouines (ou Falkland), quand un missile Exocet de facture française (et britannique à 13 % de ses capitaux) tiré depuis un Super-Etendard, a coulé le destroyer de Sa Majesté HMS Sheffield, entraînant la mort de plusieurs dizaines de marins.
En outre, le transfert de technologie permet à l’acheteur de devenir par la suite un concurrent plus compétitif du vendeur d’aujourd’hui, y compris éventuellement dans des applications civiles.
Ces effets pervers suscitent les réticences de certains dirigeants politiques, mais même ceux-là semblent rester aveugles à la profonde perversité morale qui consiste à fournir à d’autres les moyens de s’entretuer, pour se faire de l’argent. Quand ce cynisme s’accompagne de protestations de pacifisme, cela devient de l’infamie.
Jean-Marie Matagne
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Note 1
J’ai soutenu en 1991 une thèse d’Etat de philosophie sur « Le pouvoir et la puissance », sous-titrée : « Enquête sur l’idéologie et la pratique des rapports de puissance ». C’était un travail volumineux (650 pages) d’inspiration résolument empiriste, où tout se comprenait dès la première lecture et dont le principe consistait à décortiquer les discours des représentants de puissances étatiques, principalement, puis à les confronter à leurs actes et aux réalités factuelles, historiques ou techniques. Soumis à ce traitement, bon nombre de discours apparaissaient pour ce qu’ils sont : des mystifications, en particulier celui, ou plutôt ceux (car il y en a plusieurs) de la soi-disant « dissuasion nucléaire ». Dans le deuxième volume de ma thèse, je crois être parvenu à démontrer l’incohérence et l’ineptie de ces discours. Le premier volume s’intéressait à l’armement et au désarmement en général. J’avais, au cours de l’enquête, cherché à savoir à qui profitait le commerce des armes et constaté que les salaires dans les usines d’armement étaient, à compétences égales, bien plus élevés qu’ailleurs. Une façon d’acheter « la paix sociale » et d’anesthésier les consciences, sans doute... Les choses ont-elles beaucoup changé en vingt ou vingt-cinq ans ? Pas sûr.