La Cour Pénale Internationale n’est pas un idéal, mais l’idéal passe par la Cour Pénale Internationale, et après les massacres de Gaza, c’est l’heure du rendez-vous. D’où l’importance cette question qui tend à devenir un clivage : pour la CPI ? contre la CPI ? Sept ans après la création de cette juridiction, il reste de bon ton d’en parler avec un scepticisme évasif, feignant l’indifférence ou délivrant les critiques les plus vives. Que ces postures soient injustes vis-à-vis de l’institution est une chose. Mais il est plus préoccupant que plus d’une repose sur des analyses fausses. Les enjeux actuels appellent une clarification.
La justice : pragmatisme et idéal
Aborder la question de la justice internationale place en situation périlleuse. Le décalage vertigineux entre le pragmatisme de l’outil judiciaire et l’idéal de justice devient un abîme quand il faut raisonner, et agir, après le carnage humain commis à Gaza entre le 27 décembre 2008 et le 17 janvier 2009.
C’est une donnée classique de la justice, à la fois idéal, inatteignable, et outil contingent. C’est dire que pour avancer, il faut accepter d’avoir les pieds sur terre et la tête dans les nuages. Les pieds sur terre, car rien n’est possible sans le respect des faits et une excellente pratique juridictionnelle. La tête dans les nuages, car l’oeuvre de tout procès est de s’approcher de l’idéal de justice, au regard de ce que peut faire - de ce que doit faire - la force humaine.
Pour dire les choses franchement, la CPI, oui, est l’histoire d’une déception, et cela pèse. Car avant d’être un statut, la CPI a été un idéal raisonné, porté par une remarquable universalité des militants des droits de l’homme. Et force est de constater la différence entre le projet d’origine et le statut, avec à la clé une manip’ peu honorable. Le projet d’origine a été édulcoré pour permettre le plus large accord, et obtenir la signature, notamment, des Etats-Unis et d’Israël. Des concessions importantes à l’efficacité, et finalement ces deux pays ont signé le texte. Signé mais pas ratifié, ce qui est une funeste victoire, leur laissant la satisfaction d’avoir érodé un outil que finalement, ils ont rejeté.
Mais ce n’est qu’une étape, et la CPI doit aussi être analysée telle qu’elle est, avec ses faiblesses mais aussi ses forces. Rien n’est possible sans le respect du Statut, certes, mais chaque juriste sait ce qu’il est en de la souplesse des textes, et de l’interprétation qui peut en être donnée dans la dynamique d’un procès. Surtout, n’oublions pas qu’à l’échelle de l’histoire, c’est le droit, et non la force qui l’emporte. Les puissants peuvent nuire, bloquer les évolutions, casser les énergies, nourrir l’injustice, causer des crimes. Mais ils finissent toujours par lâcher, car s’ils peuvent beaucoup interdire, ils ne peuvent annihiler les aspirations humaines à la liberté et à la justice. Alors, si cette CPI n’est pas la bonne, s’il faut faire mieux, on fera mieux. Ce mois de juillet, s’ouvrira la période de révision du traité. Et plus tard, d’autres traités viendront. Mais ce sera pour renforcer l’outil, et non le remplacer, car nous pouvons aller loin avec la CPI.
Une justice internationale ?
Voyons d’abord les critiques les plus globales : l’idée même de justice internationale est contestée. Bien sûr, c’est aux Etats, via la diplomatie et les instances internationales, de régler leurs relations et leur différends. La complexité des sujets à traiter, le calendrier de la vie internationale, le principe de souveraineté... tout légitime la diplomatie, et relativise le rôle des institutions juridictionnelles internationales. Relativise, oui, mais ne le fait pas disparaître, et le scepticisme désabusé exprimé encore dernièrement par l’ancien ministre Hubert Védrines est le fruit d’une pensée essoufflée.
Les outils de la justice internationale ont plus de cent ans, et n’ont fait que se renforcer au fil du temps. Cette construction serait condamnée à se briser sur les souverainetés ? Allons... En réalité, on voit se reproduire pour l’ordre juridique mondial ce qui s’est passé pour l’ordre juridique européen. Des textes généreux et des juridictions qui, à leur création, paraissent quasi-ésotériques, le tout nourrissant des critiques abruptes, qui deviennent elles-mêmes des obstacles à la compréhension. Mais loin de la lumière, au jour le jour, ces textes et ces institutions se mettent à vivre, nourries par le besoin de justice, la créativité de ceux qui s’en saisissent et la gravité des situations qui leur sont soumises. A terme, elles s’imposent comme des références, surtout quand dans le même temps, le pouvoir politique reste velléitaire.
L’Etat est irremplaçable car il est lieu où s’exprime la souveraineté et se forgent les mécanismes de solidarité. Et l’Etat reste le cadre privilégié pour rendre justice. Mais les valeurs de la justice sont universelles, ce qui explique que la greffe internationale prenne si bien et soit si féconde. Dès qu’on s’approche du droit fondamental, il faut penser international. Il ne s’agit pas de remplacer la diplomatie par la justice, ni de diluer les Etats dans un ordre international incertain, mais dire, tout simplement, qu’un seuil d’injustice interdit la construction de la paix, et qu’au final la meilleure chose qui puisse arriver aux criminels est d’être jugés. Un ordre international qui exclut le crime de guerre, le crime contre l’humanité et le génocide... Oui, la justice internationale peut y contribuer, et la CPI est une pièce maîtresse.
Le double standard
La seconde grande critique ne concerne pas le principe de la justice internationale, mais son mode de fonctionnement. La CPI ne serait qu’un outil de la puissance occidentale, laquelle après avoir imposé sa force diplomatique et économique, achevait sa domination par un raffinement juridictionnel. Et de mettre en avant cette évidence : la CPI traite uniquement de dossiers africains. Oui, mais il faut tout de même analyser un minimum.
Pour le Congo, République centrafricaine et l’Ouganda, ce sont les autorités étatiques elles-mêmes qui ont saisi la Cour Pénale Internationale : comme expression de l’impérialisme occidental, on fait mieux ! Oui, mais il y a le Soudan, me dira-t-on, et c’est la grande question. Le Soudan n’est pas partie au Traité de Rome, et fait l’objet d’une enquête, avec délivrance d’un mandat d’arrêt contre le chef de l’Etat, alors que bien d’autres crimes ont eu lieu dans bien d’autres pays et auraient justifié des mesures du même ordre. Il y a donc double standard, et ce double standard dans la pratique judiciaire est un scandale.
Mais, qui est l’auteur du scandale ? La CPI et son Procureur, aux poursuites sélectives ? Bien sûr que non. S’il y a des poursuites au Soudan, c’est parce que le Conseil de Sécurité a saisi la CPI. Le même Conseil de Sécurité qui a créé un Tribunal spécial pour l’assassinat de Rafic Hariri. Le même qui ne fait rien devant les massacres commis par les autorités israéliennes lors de l’opération « Plomb durci » : 1 300 palestiniens tués, dont une minorité de combattants, quatre mille blessés graves, et des destructions massives de biens civils et économiques. Le secrétaire général de l’ONU, M. Ban Ki-moon, a demandé qu’une enquête soit ouverte, de même que le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU. Mais le Conseil de Sécurité ne bouge pas. Là est le scandale du double standard. Il est l’oeuvre de cet organe politique qui voit les crimes au Darfour mais les ignore à Gaza. Au Soudan, l’auteur est jugé assez faible pour être poursuivi ; en Israël l’auteur est jugé trop puissant pour être inquiété. Il est bien évident que ça ne pourra pas toujours durer ainsi. Il y a aura aussi, un jour, tôt ou tard, une addition à présenter au Conseil de sécurité, quand des organes juridictionnels incontestables, dont la CPI, auront jugé les crimes contre l’humanité commis à Gaza.
L’efficacité de la plainte
Viennent ensuite les critiques contingentes : de toute manière, cette CPI ne peut rien faire contre Israël, alors, mieux vaut passer outre.
D’abord, et même si c’était le cas, pourquoi passer outre ? La seule raison pouvant conduire à renoncer à saisir la CPI serait le risque d’affaiblir les actions engagées devant les juridictions nationales, dans le cadre de la compétence universelle ou en fonction de la nationalité des victimes (ex : victime franco-palestinienne). Or, ce risque est inexistant. Un échec à La Haye mettrait en évidence le caractère restrictif du traité, et c’est tout. Il n’affaiblirait en rien les autres procédures. En revanche, le moindre signe positif rendu par le Bureau des poursuites de la CPI serait un atout dans les procédures conduites en droit interne.
Plus surprenant, et contradictoire : chacun peut déplorer le peu de place que laisse le statut aux victimes et aux ONG dans l’engagement des procédures. Aussi, il faut chercher à pousser les feux, pour donner toute leur ampleur aux textes au regard de la gravité des faits, en faisant intervenir massivement les ONG devant la CPI. Il est manifestement contre-productif de s’abstenir et d’implorer le Conseil de Sécurité. D’autant plus qu’à ce stade de la procédure, il est bien évident que le Conseil ne fera rien...
Non, c’est là une vraie erreur d’analyse. La grande spécificité de la plainte est qu’elle est formée par les militants des droits de l’homme, en lien direct avec les victimes. Les ONG signataires viennent de toute la planète, à commencer par ceux de Palestine et du monde arabo-musulman. 450 ONG à ce jour, et il reste à élargir le cercle pour le rendre encore plus représentatif. Surtout, et ce dans le cadre d’un consensus politique, l’Autorité Nationale Palestinienne a donné compétence à la CPI pour les crimes commis à Gaza depuis 2002. Une déclaration de compétence à effet rétroactif, comme le permet le statut, passée trop inaperçue et qui assoit la compétence de la Cour pour enquêter sur le territoire de Gaza. Ce geste de l’Autorité Nationale Palestinienne est d’une importance historique. Il place la cause palestinienne sous l’angle du droit, permet d’agir en tant qu’Etat devant une juridiction internationale, et affirme publiquement où est l’agresseur et où est la victime.
Jusqu’où ?
Jusqu’où pourra aller la Cour Pénale Internationale ? Le plus loin possible, et tout le chemin parcouru sera bénéfique pour la cause.
Les faits sont avérés, et leur preuve n’est pas le plus complexe : Israël n’a pas imaginé la riposte juridique, et a laissé toutes les preuves de ses méfaits, de son absence de but militaire, de sa détermination à frapper la population civile. Les travaux du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU, s’il n’y avait qu’eux, établissent la pertinence des qualifications de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, au sens du traité de Rome. La réalité s’impose chaque jour davantage : il n’y avait pas de but militaire, mais uniquement un but civil, à savoir causer des pertes humaines chez les civils et des destructions. Sinon, pourquoi bombarder aux heures de sortie des écoles ? Pourquoi détruire systématiquement les centres de la Sécurité civile ? Pourquoi bombarder les écoles de le l’ONU, ou les réserves alimentaires ? Pourquoi avoir détruit le tiers des terres cultivées ? Pourquoi bombarder les équipements économiques ? Pourquoi après l’exécution sommaire de toute une famille et la destruction de la maison, avoir laissé seul l’aïeul qui implorait la mort en lui disant qu’il restait là pour témoigner ? On en sait bien assez pour conclure qu’il est nécessaire d’enquêter.
La question de l’Etat ? La Cour vise la protection des peuples, et c’est bien parce que l’Etat palestinien est contesté que sa population a été victime d’un crime contre l’humanité. Aussi, il serait difficile d’envisager que la moins protégée des populations soit privée de la protection de la CPI, comme s’il fallait faire payer une seconde fois à ce peuple soixante ans de lâcheté de la communauté internationale. La CPI n’a pas à définir l’Etat, mais à s’assurer que l’Etat existe. Un peu comme un être humain qui s’adresse au juge. Le juge doit constater que cet être est vivant, mais il ne s’intéresse pas à sa structure biologique. Or, l’Autorité Nationale Palestinienne fournit maints exemples prouvant la réalité de son existence, en droit international. Le consensus existant autour de cette démarche en est le meilleur exemple.
Alors, les documents nécessaires seront adressés au Bureau des poursuites. Dans le respect du Statut, le Procureur pourra saisir la chambre préliminaire, ce qui aura un impact considérable. Des investigations devront être conduites sur place, pour établir la réalité des crimes. On n’a jamais demandé à une victime d’élucider une affaire au moment où elle porte plainte. Que l’enquête progresse donc, pour à partir des faits dire s’il y a eu crime, et remonter vers les auteurs.
Il sera alors bien temps de s’adresser aux dirigeants d’Israël. Aucun peuple ne peut envisager de construire son avenir son avenir à partir d’ordres criminels. Que toute la lumière soit faite sur l’ampleur des crimes commis. Que l’on mesure l’horreur : nous verrons bien alors où en sera l’opinion internationale.
Dans le même temps, les procédures vont se poursuivre dans le cadre de la compétence universelle, et devant les juges nationaux, au pénal et au civil. La CPI n’interdit rien. Elle facilite tout.
Notre système de défense des droits de l’homme a de grands mérites, et a permis beaucoup de progrès. Mais les crimes commis à Gaza montrent ses limites : sous nos yeux, des innocents sont morts de la folie criminelle des dirigeants d’un Etat estimé fréquentable, défendus par les plus puissants des Etats de la planète. Il faut, par respect des victimes, revoir tout cela. L’immensité du crime de Gaza parle à toutes les consciences. Ce besoin de justice doit être la pierre fondatrice d’un nouvel âge des droits de l’homme. Et finalement, nous le savions : la Palestine est un berceau de la civilisation.
Gilles Devers